Histopathologie et imputabilité de la pathologie viscérale toxique

7 Juin

1- Introduction : 
La pathologie toxique est caractérisée par sa fréquence, son polymorphisme et sa gravité. Elle nécessite des soins adaptés et rapides. Sa survenue peut être marquée par l’installation de troubles fonctionnels, de lésions viscérales et parfois même par la persistance de séquelles. La discussion de l’imputabilité d’une pathologie à une substance chimique, le plus souvent un médicament lors d’essais cliniques, après sa mise sur le marché ou même lors du suivi d’un malade, peut se poser sur le plan scientifique lorsque la toxicodynamie de cette substance est inconnue ou lorsqu’un problème médico-légal de responsabilité se pose. Répondre à une telle question n’est pas toujours facile devant la multiplicité des tableaux cliniques et la complexité de constitution des produits incriminés. Les examens morphologiques macroscopiques et microscopiques peuvent jouer un rôle dans la discussion de l’imputabilité dans la mesure où ils peuvent apporter des renseignements spécifiques ou à défaut complémentaires au diagnostic..

2- Démarche du diagnostic morphologique : 
Le diagnostic étiologique d’une intoxication peut se poser chez le sujet vivant ou bien décédé. Les éléments cliniques et para-cliniques recueillis sont certes importants pour l’orientation du diagnostic avant d’arriver aux examens morphologiques. Ces derniers sont macroscopiques et microscopiques.

2-1- Examens macroscopiques :
Ils se font lors d’un acte d’exploration endoscopique (fibroscopie digestive, examen laparoscopique du foie ou d’un autre organe abdominal,…). Cet acte permet lui-même de pratiquer une biopsie, un geste d’exérèse d’un organe entier ou d’un fragment de cet organe. Les examens macroscopiques peuvent être pratiqués en post-mortem lors d’une autopsie.

2-2- Examens microscopiques :
Les fragments prélevés font l’objet d’une observation en microscopique après coloration standard (hématéine-éosine) ou spéciale telle qu’au PAS pour la mise en évidence de glycogène ou de mucopolysaccharides, au Noir Soudan pour les lipides totaux ou la coloration de Perls pour le fer. A ces techniques d’observation peuvent venir s’ajouter des examens histomorphométriques qui permettent des mesures d’éléments déterminés ou des dénombrements.

3-Rappels anatomo-pathologiques : 
Les lésions en rapport la pathologie toxique, médicamenteuse ou autre, sont très rarement spécifiques ; elles ne sont le plus souvent qu’évocatrices, ce qui rend le diagnostic étiologique difficile. On distingue à ce propos différents types de lésions :

1- La réaction inflammatoire :
Elle est la plus fréquente. Elle est composée de quatre temps :
– La réaction vasculo-sanguine, avec la congestion active, l’œdème inflammatoire donnant issue à une sérosité riche en protéines et la diapédèse leucocytaire;
– Les réactions cellulaires du sang (polynucléaires, éosinophiles, monocytes et lymphocytes) et du tissu conjonctif (histiocytes, mastocytes, fibroblastes);
– La détersion qui aboutit à l’élimination des tissus nécrotiques et qui fait intervenir les macrophages, l’évacuation par le sang et la lymphe (détersion interne) et l’extériorisation à travers la peau et les fistules;
( détersion externe). La chirurgie apporte un moyen artificiel de détersion;
– La cicatrisation se faisant grâce à un blastème de régénération ou bourgeon charnu qui fait intervenir des fibroblastes fabriquant le collagène et les protéoglycans, des myofibroblastes et des capillaires néoformés.

2- Les altérations vasculaires :
On peut observer différentes modifications vasculaires à type de :
– Vaso-constriction ( ergot de seigle) ou à l’inverse de vaso-dilatation.
– Lésions pariétales telles que des angéites (atteintes vasculaires du foie par les dérivés arsénicaux).
– Thromboses, favorisées par les contraceptifs…

3- La nécrose cellulaire :
Elle est de deux types :
– Nécrose de coagulation où les structures de la cellule paraissent figées, comme coagulées;
– Nécrose de liquéfaction où les différents éléments de la cellule perdent leur architecture normale au point de donner une impression de dissolution de la cellule.
Le terme de « dégénérescence » prête à confusion et ne doit pas être utilisé dans le sens de la nécrose cellulaire.

4- Les anomalies de développement :
Elles sont nombreuses :
les aplasies (absence de développement d’une ébauche présente) ;
les hypoplasies (développement insuffisant d’une ébauche existante) ;
les atrésies (absence de développement de lumière dans un canal plein) ;
les dysraphies (persistance de fentes anormales);
et les atrophies (involution d’un tissu ou d’un organe).

5- La cancérogenèse :
Elle est de plus en plus évoquée pour de nombreuses substances chimiques (benzène, solvants ,…). Le mécanisme de la cancérogénèse est complexe et multifactoriel, pouvant affecter tous les tissus, y compris le sang et le système hématopoïétique.

4- Formes étiologiques : 
4-1- Pathologie iatrogène médicamenteuse :
Quelques exemples d’effets secondaires des médicaments méritent d’être cités ici, tels que les atteintes gastriques des salicylés, l’ostéoporose des corticoïdes, la colite pseudo-membraneuse de la lincomycine, la néphrite tubulo-interstitielle et les atteintes auriculaires des aminosides ou les lésions cardiaques des antimitotiques…

Les allergies médicamenteuses constituent une entité à part. Elles font intervenir un mécanisme immunologique d’hypersensibilité avec libération de médiateurs (histamine) responsables du tableau clinique. L’anaphylaxie est la forme la plus grave de ces allergies.
Certains médicaments sont détournés de leur usage thérapeutique normal et utilisées à des fins toxicomanogènes. Les lésions observées dépendent du produit absorbé, de la dose et de la voie d’administration. En cas de prise orale, les lésions peuvent être bucco-dentaires, digestives hautes et basses. L’absorption par inhalation (substances volatiles) entraîne des lésions des muqueuses des voies respiratoires hautes alors que l’administration par voie veineuse, préférée par les toxicomanes à cause de son effet immédiat (flash), est pourvoyeuse de complications septiques (infections vasculaires et endocardites droites, hépatites, infections à VIH, candidoses…) et de réactions inflammatoires à corps étrangers (impureté des produits administrés). L’effet aigu des différentes drogues peut être une dépression respiratoire (opiacés), une fibrillation ventriculaire avec possibilité d’infarctus du myocarde (cocaïne, amphétamines). Le décès est l’aboutissement extrême de ces troubles. Dans les formes chroniques, les lésions viscérales sont en relation avec les atteintes citées ci-dessus.

4-2- Intoxications non médicamenteuses :
L’alcool éthylique atteint au long cours plusieurs organes. Les lésions viscérales affectent le cerveau (atrophie cérébrale), le cœur (cardiomyopathie alcoolique), le foie (stéatose, hépatite, cirrhose, baisse des facteurs de la
coagulation), le pancréas (pancréatite chronique), le tube digestif (oesophagite, varices oesophagiennes, gastrites et ulcères gastro-duodénaux, testicules (atrophie) , glandes endocrines…L’alcool franchit la barrière foeto-placentaire et entraîne un retard de croissance intra-utérine.
Dans la forme aigue, l’alcool agit sur les centres nerveux contrôlant la vigilance, la fonction respiratoire (risque de dépression respiratoire), la fonction cardio-vasculaire (risque de collapsus), l’équilibre (risque de chute et de traumatisme parfois graves du fait de l’altération de la coagulation sanguine).
L’alcool méthylique peut entraîner une atrophie des nerfs optiques.
L’éthylène glycol aboutit dans l’organisme à la formation de cristaux d’oxalate de calcium qui se présentent sous la forme de corps longilignes de 10 à 50µ et qui se fixent dans le tube rénal proximal. A ces précipitations, s’ajoutent des lésions des cellules épithéliales à ce niveau. De telles lésions se voient aussi au niveau du foie et du cerveau. Ces altérations ne sont en fait pas spécifiques de l’éthylène glycol puisqu’elles se voient aussi avec d’autres substances tels que les produits iodés.
Il faut insister sur le danger des gaz irritants tels que l’ammoniac, l’acide fluorhydrique, le chlore, le phosgène et les différents gaz de combat qui entraînent un œdème pulmonaire lésionnel. Des solvants volatiles tel que le trichloro-éthylène peuvent induire une fibrillation ventriculaire mortelle (accident de sniffing).

Le monoxyde de carbone est au contraire un gaz incolore, inodore, insipide et non irritant, d’ou le caractère insidieux de l’intoxication par ce produit. Il entraîne la mort par l’effet de l’anoxie. Les lésions viscérales, à l’exception de la congestion multiviscérale diffuse, sont rares dans l’intoxication aigue, n’ayant pas le temps de se constituer. A l’inverse, dans les formes chroniques, le monoxyde de carbone est susceptible d’entraîner une atteinte des noyaux gris centraux dont peuvent résulter des troubles de type parkinsonien.

Les pesticides sont utilisés dans la vie quotidienne domestique ou en milieu agricole. Les inhibiteurs de l’acétyl-cholinestérase (organo-phosphorés, carbamates) entraînent un syndrome muscarinique générateur d’une hypersécrétion généralisée avec notamment un œdème pulmonaire dont la conséquence est aggravée par la bronchoconstriction et la bradycardie. Les organo-chlorés entraînent une atteinte hépatique non spécifique. A l’inverse, le paraquat, produit herbicide, donne un œdème pulmonaire fibrineux, avec membranes hyalines et réaction macrophagique aboutissant à une fibrose pulmonaire irréversible.

Les agents caustiques, acides ou bases, ont la propriété d’entraîner au niveau des tissus avec lesquels ils entrent en contact des lésions de gravité variable selon leur profondeur, leur étendue et leur siège. Ces lésions peuvent se présenter sous la forme d’érosions, d’ulcérations, de perforations voire même de rupture d’organes. Leur cicatrisation peut évoluer vers la sténose.

5- Diagnostic d’imputabilité : 
Il s’agit ici d’apprécier le degré de plausibilité qu’un produit donné, un médicament à titre d’exemple, ait pu entraîner un événement indésirable.
La démarche d’imputabilité se fait selon trois méthodes différentes : le jugement d’expert, la méthode probabiliste et/ou la méthode algorythmique..
– Le jugement d’expert : Il s’agit d’un avis rendu par une personnalité reconnue pour ses compétences par rapport à une pathologie ou une méthode de traitement. Cet expert étudie tous les éléments du dossier et se prononce sur le degré de responsabilité, à titre d’exemple d’un produit dans l’apparition d’un trouble.

– L’approche probabiliste : Cette méthode se propose de calculer une probabilité de relation de cause à effet entre l’événement et le produit étudiés. Cette probabilité varie de 0 à 1 (ou de 0% à 100%). Une probabilité de départ est fixée par l’expert, elle est ensuite révisée à la hausse ou à la baisse selon les coefficients de vraisemblance dépendants des données du dossier.

– La méthode algorythmique : Elle repose sur la vérification de critères d’imputabilité, critères formalisés auxquels l’expert doit répondre.
* Critères d’imputabilité :
Ces critères sont multiples:
* La réalité de la prise du produit suspecté, ce produit pouvant être isolé ou bien rentrant dans la composition d’un médicament de constitution complexe:
• Un diagnostic certain, clinique et para-clinique, éventuellement anatomo-pathologique;
• Un délai admissible pour l’apparition des troubles, ce délai étant un facteur d’exclusion quand il est trop court par rapport à une pathologie  (quelques jours pour une tumeur ?) ou trop long (plusieurs heures pour un choc anaphylactique ?);
• La continuité des symptômes, avec toutefois la possibilité d’avoir une période silencieuse infra-clinique (phase d’incubation des troubles,  genèse d’une pathologie tumorale à titre d’exemple);
• L’existence d’un mécanisme physiopathologique scientifiquement admis, donnant une « notoriété » pour l’effet indésirable, fournie par les publications scientifiques ; l’absence de cette notoriété n’excluant pas l’imputabilité quand il s’agit d’un produit nouveau;
• L’absence d’atteinte antérieure (état pathologique pré-existant);
• L’exclusion d’autres causes concomitantes pouvant induire les troubles en question;
• L’existence d’un facteur de risque potentialisant l’effet indésirable du produit telle qu’une insuffisance rénale augmentant l’oto-toxicité d’un aminoside;
• Les résultats du test de « ré-introduction/retrait » du produit, la vérification de ce critère pose d’abord un problème éthique face au risque encouru. Le test devient irréalisable quand ce risque est inacceptable.
D’autre part, le test n’a aucune valeur déductive quand les troubles déjà apparus sont irréversibles.

5- Conclusion : 
A retenir :
– La pathologie toxique liée aux produits chimiques, notamment les médicaments, est d’actualité, d’intérêt scientifique et médico-légal;
– L’imputabilité d’un effet indésirable à un produit peut être recherchée par trois méthodes : le jugement d’expert, l’approche probabiliste et la méthode algorythmique;
– La méthode algorythmique repose sur des critères multiples qu’il faut vérifier;
– Un effet indésirable est rarement spécifique d’un produit, rentrant souvent dans une entité clinique et/ou biologique dont l’origine peut être multifactorielle;
– Les examens morphologiques apportent des renseignements supplémentaires utiles pour le diagnostic étiologique.

Pr. A. Chadly
Chef de Service de Médecine Légale – Cercle Ethique
Hôpital Universitaire Fattouma Bourguiba – Faculté de Médecine de Monastir

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